Dix questions à Mathieu Foulquié
Entre mer et eau douce, entre sciences et photographie, Mathieu Foulquié parcourt, étudie, photographie avec passion les milieux aquatiques et les espèces qui y vivent. Son parcours atypique lui permet de participer à des actions de conservation des espaces naturels à travers le monde, et cela depuis plus de 20 vingt ans. Mathieu partage avec nous, le temps de quelques questions, son cheminement professionnel, son expérience et ses souvenirs les plus mémorables de ses aventures subaquatiques, ainsi que son regards sur la protection des espaces naturels et la sensibilisation du public aux thématiques environnementales.
La question classique mais toujours très éclairante : comment est née ta passion pour le milieu marin ?
Un livre qui traînait sur un étage de la bibliothèque de mes parents, quand nous habitions une tour HLM à Vitry-sur-Seine. Très loin de la mer pour le coup ! Plus qu’une lecture (je devais avoir entre 4 et 5 ans), c’est une image qui m’a « effrayé » autant qu’elle m’a fasciné ; La photo d’un requin, prise de nuit. De cette vision, j’ai su qu’un jour je plongerai avec des requins, et que j’en ferai, de près ou de loin, mon métier.
Quelle formation as-tu suivi pour devenir ingénieur écologue ?
Académiquement parlant, mon chemin est pour le moins atypique. J’ai en effet choisi de faire une longue pause dans mes études universitaires entre une licence en biologie des organismes et un Master en « ingénierie en écologie et gestion de la biodiversité ». Une parenthèse salutaire qui m’a permis de me construire professionnellement parlant et de rentrer dans le vif du sujet (le travail de terrain !), en rencontrant les bonnes personnes au bon moment.
Ingénieur écologue, scaphandrier, technicien de rivières et photographe professionnel. Tu multiplies les casquettes et les qualifications. Quel a été ton cheminement ?
Le chemin démarre avec la plongée (loisir), que j’ai commencée à l’âge de 15 ans en passant mon Brevet Élémentaire (le niveau 1 actuel), au sein du Club de la Mer à Montpellier. J’ai ensuite enchaîné jusqu’au niveau 4 validé au CIP de Collioure en 1995. En parallèle, les études aidant, j’ai « plongé » jusqu’au cou dans ce qui était la bible de l’époque pour tout étudiant se rêvant, un jour, en biologiste marin ; LE Weinberg comme nous l’appelions entre nous. En l’occurrence, le livre « Découvrir la Méditerranée » publié en 1992 par Monsieur Steven Weinberg. Pour le plongeur-naturaliste « débutant » que j’étais (et sans internet !), c’était une mine d’information pour tenter de mettre un nom sur les espèces que mes immersions méditerranéennes me permettaient d’observer.
L’univers de la taxonomie m’a ainsi rapidement emporté (pour ne jamais me lâcher), dans cette quête passionnante qu’est l’identification d’une espèce de manière rigoureuse. Reste que pour y parvenir, les souvenirs de plongée n’ont pas la précision d’une image, analysable à souhait sous presque toutes coutures. Ainsi s’est imposée la nécessité de pouvoir fixer ces rencontres sous-marines sur une pellicule photo (et plus tard sur une carte mémoire), pour satisfaire cette quête du détail permettant l’identification.
Côté plongée, pour pouvoir mettre à profit mon expérience de plongeur loisir dans un cadre professionnel, j’ai du passer par l’inévitable Certificat d’Aptitude à l’Hyperbarie (d’abord le Classe IB en 1998, puis le Classe 2B en 2006). Munis de ce précieux sésame, je pouvais dès lors, et légalement, allier plongée professionnelle et photo sous-marine pour étancher ma soif de connaissance des milieux marins, tout en travaillant très tôt au service de leur préservation. Ainsi, pendant plus de 20 ans, j’ai eu la chance de pouvoir multiplier les expériences professionnelles au sein d’associations, d’ONG internationales, de bureaux d’études et de collectivités territoriales, toutes dédiées à l’étude et la conservation des milieux marins méditerranéens principalement, mais pas que.
Tout au long de ce « chemin », j’ai eu la chance de participer à des expéditions scientifiques incroyables et d’y faire des rencontres humaines qui marquent une vie.
Tout le monde ne peut pas se vanter d’avoir fait la vaisselle en binôme avec Monsieur Jean-Louis Étienne, sur l’atoll du bout du monde de Clipperton, en devisant à propos de la plongée du matin. (rire)
Reste LA rencontre qui aura tout fait basculer, une fin d’après-midi pluvieuse de novembre 1994 dans un lieu qui n’existe plus aujourd’hui ; la Maison de l’environnement de Montpellier. Je sortais d’un cours en amphi, et j’étais à la recherche d’une nouvelle revue (la regrettée revue Mer et Littoral, éditée par Philippe Lombard). C’est donc en tentant ma chance, au petit bonheur la chance, dans les couloirs de cette Maison de l’environnement, en quête d’une bonne âme pour me renseigner, que je suis tombé sur Renaud Dupuy de la Grandrive. Il n’a pas pu m’en dire plus sur la revue, mais par contre, il m’a longuement parlé de tous les projets qu’il avait en tête pour la zone marine agathoise (dans l’Hérault), et notamment celui d’un sentier sous-marin pour lequel il aurait probablement besoin de main d’œuvre. Le soir même, je rédigeais ma lettre de motivation, et en juin 1995 j’étais embauché pour mettre en place ce sentier sous-marin (le deuxième en France après celui de Port-Cros), et pour le faire fonctionner durant l’été.
En 25 ans, au gré des missions (plus ou moins lointaines), et de quelques coups du sort (plus ou moins « délicats » à négocier), nous sommes passés de collaborateurs, à vrais amis puis frères de cœur, « inséparables ».
Et les rivières dans tout ça ? J’ai toujours été attiré par l’exploration des eaux douces. Comparés aux eaux « bouillonnantes » de la Méditerranée (surtout en été), j’en apprécie la quiétude et l’atmosphère apaisante. Les fonds subaquatiques dulcicoles sont bien sûr moins colorés que les fonds marins, mais on y trouve des milieux et des habitants tout aussi photogéniques. Les zones de courant permettent de capturer des ambiances singulières, propres à ces milieux.
Et on peut même s’y faire quelques tachycardies quand, en eaux troubles, on se fait surprendre par un bon gros silure, ou même une simple belle carpe ! Mais au-delà de ces aspects, j’ai récemment éprouvé le besoin d’en apprendre plus sur les fonctionnements de ces hydrosystèmes, et toutes les problématiques et les modes de gestion qui en découlent.Le besoin aussi de « changer d’air » après 25 années passées au service des milieux marins, avec la sensation prégnante d’avoir un peu fait le tour de la question.
À 45 ans, je suis donc retourné sur les bancs de l’école pour suivre une formation professionnelle au métier de technicien de rivières. Pendant 7 mois, j’ai eu la chance de suivre cette formation particulièrement dense et passionnante, entre les Hautes-Pyrénées (lieu de la formation), et le pays du Lodévois-Larzac (lieu de mon stage).
Au-delà de toutes les nouvelles connaissances techniques engrangées et les rencontres avec des acteurs passionnés et riches d’expériences à partager, j’y ai aussi retrouvé le goût d’apprendre et de découvrir de nouvelles disciplines. Et mes acolytes de formation, dont la moyenne d’âge ne devait pas dépasser 25 ans, m’ont quelque peu rassuré sur cette jeunesse perspicace et clairvoyante, gonflée à bloc pour préserver les milieux naturels, et les cours d’eau en particulier. En résumé, une formation très enrichissante et revigorante à tous égards !
De quelle façon concilies-tu la biologie et l’écologie marine avec la photographie subaquatique ?
Pour moi, la photo sous-marine n’était au départ qu’un outil. Un moyen d’illustrer de manière très basique ce que j’observais sous l’eau ; des espèces, des milieux, et avec de la chance : des comportements. En parallèle, je pratiquais la photo terrestre, ce qui m’a progressivement aussi permis d’aborder la photo par un biais, osons le terme, plus « artistique » avec tous les guillemets qui conviennent pour encadrer ce qualificatif. Puis vinrent les premières missions et expéditions scientifiques plus ou moins lointaines, dans des contrées où je n’aurais jamais osé imaginer pouvoir y poser, un jour, mes palmes ! Il n’était donc plus seulement question de photographier pour simplement illustrer des rapports de missions, mais de tenter, autant que faire se pouvait, de partager, par la photo, les émotions des rencontres et les visions des paysages, qu’elles soient terrestres ou sous-marines.
Aujourd’hui, entre la révolution du numérique, les outils informatiques associés et les nouvelles techniques de plongée (le recycleur notamment), la photo sous-marine est pour moi un outil indispensable pour l’étude, la préservation et la valorisation de la biodiversité marine.
Tu as participé à des programmes de conservation de l’environnement en Amérique du Sud et sur tout le pourtour méditerranéen. Quelles initiatives citoyennes ou mesures de gestions t’ont marqué ?
En 2009, j’ai eu la chance d’être « enrôlé » volontaire par le ministère de l’environnement du Venezuela pour participer, en tant que photographe et conseiller « scientifique », à l’élaboration du premier tome de l’atlas des aires protégées du pays. De la part d’un tel niveau institutionnel, j’ai été plutôt surpris par cette volonté de valoriser par l’image les richesses patrimoniales à l’échelle d’un pays (et pas n’importe lequel en la matière).
En France, la mode actuelle est aux atlas de biodiversité communaux, 11 ans plus tard !
Concernant la Méditerranée, deux pays me viennent à l’esprit.
L’Algérie d’abord qui, au-delà d’être un pays magnifique, est très tournée vers la préservation de la nature via un réseau de parcs nationaux, pour une grande majorité terrestres mais qui depuis la fin des années 1990 ont tendance, pour certains, à étendre leur périmètre en mer en créant des aires marines protégées (AMP), tout en y associant des mesures de gestion inspirées de ce qui se fait sur l’autre rive de la Méditerranée.
Par exemple, en 2013, le parc national de Taza, situé en petite Kabylie, a souhaité mettre en place plusieurs sentiers sous-marins dans son périmètre marin. Ainsi, grâce à l’association MedPAN, des experts internationaux ont pu transmettre leur expérience en la matière à des experts nationaux et des responsables de clubs de plongée algériens. Aujourd’hui, il existe 3 sentiers sous-marins fonctionnels dans l’AMP, et le Parc organise lui-même ses propres sessions de formation à la création et la gestion des sentiers sous-marins.
Le deuxième pays auquel je pense montre un bel exemple de résilience dans le domaine de la connaissance et de la protection du milieu marin. Il s’agit de la Libye.
J’ai eu la chance d’y effectuer 2 missions de terrain en 2008 et 2010 (avec des scientifiques italiens, tunisiens et libyens), visant à aider les experts nationaux à mettre en place des aires marines protégées dans la région de Tobrouk. Et aujourd’hui, malgré un conflit sans fin démarré en 2011, alors que le pays s’enfonce inexorablement vers l’éclatement et l’effondrement, les collègues libyens s’attellent toujours à la tâche ! Ils poursuivent les inventaires et l’élaboration de stratégies de gestion, ils continuent à échanger avec le reste de la communauté scientifique et à communiquer sur leurs avancées, malgré le chaos et des moyens dérisoires. Une leçon dont devraient s’inspirer bien des pays dits développés, jouissant du privilège immense d’être en paix …
La biodiversité est toujours surprenante même sur le pas de notre porte. Tu passes beaucoup de temps à photographier la vie aquatique des eaux intérieures de la région d’Occitanie. Quelles espèces aimes-tu observer et photographier dans ta région ?
Je me suis pris d’affection pour les crapauds, et je reconnais volontiers que cela peut ressembler, de loin, à une obsession frôlant la pathologie ! (rire) Cela vient surtout du fait que ce sont eux qui m’ont permis de remporter des concours photos internationaux. Sans oublier ce couple de Bufo bufo impudiques, photographiés dans le fleuve Lez, à quelques kilomètres de mon domicile, et qui m’ont valu une double-page dans le mythique National Geographic magazine. Les vairons sont aussi très photogéniques, surtout en période de frai. Les mâles arborent alors une livrée caractéristique ; teintes dorées sur les flancs, leurs nageoires anales et pelviennes se parent de rouge et leur bouche s’ourle d’un rouge à lèvres écarlate !
Contrairement aux écosystèmes terrestres, le milieu marin reste inaccessible à la grande majorité des gens. Selon toi quels impacts peuvent avoir certaines images sous-marines sur la prise de conscience des défis environnementaux par le plus grand nombre ?
Ah !… La grande question du « choc » des photos, et du « message » à délivrer…
Très sincèrement, Je ne vois pas comme un photographe « investi » d’un message particulier à faire passer. Aujourd’hui, on se retrouve saturés d’informations, de recommandations, d’avertissements, d’exhortations, à longueur de temps (et d’espace) de cerveau disponible. Je pense qu’on frôle (parfois) l’overdose … Personnellement, je ne me sens pas spécialement plus légitime que n’importe qui d’autre pour sensibiliser, informer, ou alerter ; c’est l’affaire de tous. Je ne suis que le maillon d’une chaîne, qui joue sa modeste partition en essayant de produire des images, et pour témoigner au mieux de ce qui existe encore (sous l’eau en l’occurrence). C’est une simple démarche de porter à connaissance du public, en montrant justement des richesses que tout le monde n’a pas la chance de pouvoir approcher.
Selon l’adage répandu ; on ne protège (bien) que ce que l’on connaît (bien). Donc évidemment, la nature est fascinante, que ce soit à l’autre bout du monde ou juste au coin de sa rue. Et oui, il faut se donner les moyens de préserver ce qu’il reste de cet héritage. Et heureusement, je pense que ce type de « message », puisqu’il en faut un, peut encore fonctionner, notamment auprès des plus jeunes. Après, très égoïstement, la pratique de la photo me « nourrit », littéralement, et la satisfaction d’une photo à peu près réussie me pousse à la partager. Tout simplement, sans forcément chercher à y glisser un message. Et quand le public adhère, c’est du bonus ! Je prends alors plaisir à répondre aux questions, en m’attachant à répandre la « bonne parole », tout en collant au mieux à mes propres convictions.
Tout comme les fleuves, les rivières, les ruisseaux, les lacs, les lagunes, les tourbières, les forêts, les prairies, les mers et les océans sont fragiles ; c’est désormais une Lapalissade enrobée d’une couche de tautologie.
Pour avoir travaillé pendant plus de 20 ans à étudier et à tenter de préserver les milieux marins, il est évident que faire passer le message de la nécessité de les préserver est essentiel, sinon la base. Reste qu’à trop vouloir marteler les mêmes rengaines, le message court le risque de devenir inaudible. Heureusement, rares sont les personnes qui ont pour ambition affichée de détruire sciemment les écosystèmes. Pour autant, même minoritaires, elles sont encore capables d’énormes dégâts. Mais j’ose parfois penser que, précisément, une certaine frange de la population a de plus en plus conscience des enjeux, et qu’elle s’est justement approprié la transmission et la propagation du fameux « message ». Et si les photographes naturalistes peuvent y contribuer, à leur modeste niveau, alors tant mieux !
Quelles sont tes rencontres sous-marines les plus mémorables ?
Une expérience unique, vécue en juin 2005 grâce à Didier Noirot (ancien de la Calypso époque Cousteau et cameraman notamment pour la BBC), à l’occasion du premier tournage du film Océans de Jacques Perrin, en tant que photographe de plateau ; Le Sardine Run au large de la côte sauvage de l’Afrique du sud. Là où l’humain prend pleinement conscience de sa petitesse, ramené à son statut de simple bipède palmé par la nature sauvage, dans toute l’acception du terme. Simple figurant immergé au milieu de scènes de prédation ahurissantes où des millions de sardines sont traquées par des centaines de prédateurs, alliés de circonstance pour participer au festin : Des fous du cap depuis les airs, jusqu’au rorqual de Bryde surgit des profondeurs, en passant par les dauphins communs, les requins sombres et les otaries à fourrure pour les attaques par les flancs. Un spectacle aussi intense qu’inoubliable.
La rencontre avec le crocodile américain, dans le Parc National des Jardins de la Reine, au large de Cuba. L’été, quand les eaux sont (très) chaudes (plus de 30° dans la mangrove), les crocodiles sortent de leur léthargie hivernale et se laissent approcher plus facilement. L’individu en question, considéré comme un habitué des lieux, dépasse allègrement les 2 m. Dès lors, la question de se mettre concrètement dans l’eau avec une telle créature devient beaucoup plus existentielle. Il ne s’agit pas d’un jeune crocodile sorti de son bassin d’acclimatation pour les besoins de la photo, mais bien d’un adulte qui évolue dans son habitat naturel. On peut toujours se rassurer en se disant qu’il vient de se remplir la panse, ou en écoutant les guides locaux qui vous disent : « vas-y, il est tranquille… pense juste à l’approcher de face, jamais sur le côté, et d’avoir toujours un objet volumineux entre lui et toi » …. Ok les gars … si vous le dites .… Reste qu’il faut encore une bonne dose d’auto-persuasion (ou d’inconscience) pour simplement se glisser dans l’eau puis s’approcher suffisamment pour obtenir une image un peu originale. Reste une rencontre incroyable avec un animal vraiment impressionnant (malgré sa taille modeste pour l’espèce), qui se laisse finalement approcher relativement facilement pour peu que l’on respecte son espace vital, et qui n’aura jamais montré le moindre signe d’agressivité.
Mes plongées les plus stressantes au large de Cayenne (Guyane), sur le site des Battures du Connétable, où si le concept de « visibilité négative » existait, il aurait forcément été inventé ici ! Des descentes interminables vers le fond situé entre 15 et 20 m, dans le noir total dès les premiers décimètres franchis, tout en ayant la conscience exacerbée par l’obscurité de tous les gros bestiaux qui rôdent autour… Et les copains qui, une fois remonté à la surface, vous montrent la séquence immortalisée à l’aide d’une caméra acoustique (sorte d’échos-doppler), où les silhouettes à ailerons et nageoires caractéristiques apparaissent à l’écran, dessinant des ronds concentriques autour du plongeur, dont on aperçoit la colonne de bulles remontant vers la surface …
Tu plonges et photographies les fonds marins et les espèces qui les peuplent en France et dans le monde entier depuis plus de vingt ans. Quel est ton sentiment sur l’état de conservation des écosystèmes marins ? Quelles évolutions as-tu observé ?
Je ne peux parler que des écosystèmes et des milieux sur lesquels j’ai le plus de recul. Pour avoir effectué plusieurs séjours en Indonésie, dans le détroit de Lembeh en particulier, le fléau des déchets plastiques y est particulièrement frappant et symptomatique de l’anthropocène. La richesse incroyable de la biodiversité marine de cette région du monde, n’a d’égal que le triste spectacle des plastiques qui jonchent le fond et flottent en surface. Et le problème s’amplifie année après année.
Concernant la Méditerranée, ce qui m’a le plus marqué, ce sont les multiples conséquences du changement climatique et du réchauffement des eaux, sur les espèces et les écosystèmes. En 2002 et 2003, à l’occasion de 2 missions en Syrie, nous avions déjà pu observer ce que l’on appelle aujourd’hui la tropicalisation de la Méditerranée. C’est-à-dire les espèces tropicales arrivant de mer rouge via le canal de Suez (dites espèces lessepsiennes), et qui se sont d’abord acclimatées et installées dans le bassin oriental, pour progressivement se propager vers l’ouest. Je me souviens par exemple d’y avoir photographié la bourse réticulée (Stephanolepis diaspros) en novembre 2002, pour la retrouver, 2 ans plus tard, en photo dans le Midi-Libre suite à une capture par un pêcheur à la ligne du cap d’Agde. Et les exemples de ce type ne manquent pas. Les invasions biologiques successives des Caulerpa taxifolia puis cylincracea sont également des indicateurs directs et plutôt parlants du réchauffement des eaux.
Plus localement, dans l’Aire Marine Protégée de la côte agathoise, nous avons observé en 2014 un épisode de mortalité massive affectant les éponges Cliona viridis. Dans le même temps, Une anomalie thermique positive était relevée en profondeur. Bien que les causes exactes de cet épisode de mortalité n’aient pour l’instant pas été clairement identifiées (virus, vibrio ?…), on peut supposer que des températures de profondeur restées anormalement élevées durant plusieurs semaines ont pu jouer un rôle de déclencheur dans cet évènement.
Autre exemple, toujours dans l’AMP de la côte agathoise, les observations ont montré que, au fil des années, les phénomènes de prolifération d’algues filamenteuses (Nematochrysopsis marina & Zosterocarpus oedogonium), apparaissaient plus tôt dans la saison, duraient plus longtemps et touchaient des peuplements situés plus en profondeur.
Je ne peux enfin m’empêcher d’évoquer, la situation plus que critique de l’espèce emblématique Pinna nobilis, victime d’une épizootie à l’échelle globale de la Méditerranée, provoquant des vagues de mortalité massive pouvant atteindre les 100%. Là encore, le réchauffement des eaux pourrait avoir en quelque sorte « réveillé » le parasite mis en cause, jusque là resté en dormance (c’est l’une des hypothèses). Un espoir réside aujourd’hui dans certaines lagunes méditerranéennes, où des populations semblent résister à l’épidémie.
Quels sont selon toi les principaux défis environnementaux à relever à l’échelle de la Méditerranée française ?
Difficile de ne pas enfoncer des portes maintes et maintes fois ouvertes … J’évoquerai donc ce que je connais encore le mieux ; les aires marines protégées au sens large du terme, pour y avoir consacré une grande partie de mon parcours professionnel.
En 1996, lorsqu’avec Renaud Dupuy de la Grandrive nous avons commencé à travailler sur un projet de zone marine protégée au large d’Agde, c’était loin d’être gagné (doux euphémisme). À force de concertation, et avec beaucoup de diplomatie, différentes étapes ont néanmoins pu être franchies : Tout d’abord, en 2001, avec la labellisation du site en zone Natura 2000 sur 3000 hectares, puis l’agrandissement du périmètre à 6000 hectares, puis la désignation du site en Aire Marine Protégée, et enfin, 18 ans plus tard, le 27 décembre 2019, l’officialisation de la Réserve Marine du roc de Brescou d’une superficie de 3 km². Tout cela pour illustrer toute la difficulté de créer, ne serait-ce qu’à l’échelle locale, une véritable zone marine protégée, et pas seulement un « paper-parc » selon l’expression consacrée.
Aussi, à mon sens, s’il est un défi à relever, c’est bien celui de réfléchir à deux fois à cette politique du chiffre en matière de création d’AMP « virtuelles », c’est-à-dire sans aucun moyens humains ni techniques pour être gérées comme elles devraient l’être. Elles ont certes le mérite d’exister (sur le papier), et peut-être évolueront-elles en véritables zones préservées. Sachant que, malgré ça, nous sommes encore loin de l’objectif des 10% de ZEE devant être classés en AMP à l’horizon 2020, fixé par la Convention sur la Diversité Biologique.
Sans parler du récent rapport de la Cour des comptes européenne qui déclare que Les politiques de l’UE n’assurent qu’une protection “superficielle” des milieux marins et que “Les règles de l’UE en matière de protection des écosystèmes et habitats essentiels ne leur ont pas permis de se régénérer“. Et d’enfoncer le clou en ajoutant que les listes d’espèces et habitats menacés ont été établies « il y a plus de 25 ans » sur la base de connaissances désormais « obsolètes »… La priorité est donc peut-être de mettre les moyens là où des équipes agissent concrètement, sur le terrain, au quotidien.
Pour conclure, et pour le clin d’œil, je reprendrai ma « casquette » de technicien de rivières en revenant sur la belle initiative de certaines communes ayant fait installer des plaques de sensibilisation « la mer commence ici » à côté des grilles du réseau pluvial. Si évidemment j’applaudis des deux mains, je me demande juste pourquoi il n’y a pas eu de version « ici commencent les rivières » ?….
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Propos recueillis par Arnaud Abadie