Ne faire qu’un chez les baudroies abyssales

Nous connaissons tous les baudroies qui vivent le long de nos côtes et que nous achetons chez le poissonnier sous la dénomination de « lotte ». Leurs cousines abyssales sont beaucoup moins connues mais des découvertes récentes ont mis en lumière un mode de reproduction absolument unique. Sexe, mort, fusion, obscurité. Vous n’êtes pas dans un épisode de Game of Thrones mais bien à plusieurs milliers de mètres de fonds dans le noir total. Mais attention ! Comme vous allez le voir en lisant cet article, si vous voyez de la lumière, fuyez !

Photocorynus spiniceps mâle et femelle (gauche) et Paedocypris progenetica (droite) Photo : T.W. Pietsch.

L’histoire sans fond

Les abysses, du terme « ábyssos » en grec signifient « sans fond ». En effet on considère les abysses comme le fond des océans couvrant ainsi plus de 300 millions de km². Au-delà de 1000 mètres de profondeur, la lumière de la surface n’est plus présente, c’est pour-quoi quand nous évoquons les abysses la première chose qui nous vient en tête est l’obscurité profonde qui y règne. Ces zones profondes des océans n’ont d’ailleurs été découvertes par l’Homme que récemment. C’est entre 1950 et 1952, lorsque des Danois partent faire le tour du monde, qu’ils rapportent de leur voyage plus de 115 espèces prélevées à plus de 6000 mètres de profondeur ! La vie semble donc être présente à plusieurs milliers de mètres de profondeur, contredisant le naturaliste anglais Forbes, qui pensait que la vie n’était plus possible au-delà de 550 mètres. Cependant entre 1872 et 1876, Charles Wyville Thomson organise un voyage de quatre années autour du monde, parcourant les océans à la recherche d’animaux peuplant le fond des mers. Il parvient à remonter des espèces vivants jusqu’à 5500 mètres de profondeur. C’est à cette époque la plus grande profondeur jamais atteinte, Wyville Thomson talonne donc de près les 6000 mètres des Danois presque un siècle plus tard. L’exploration des abysses n’est cependant possible que depuis une quarantaine d’années grâce aux sous-marins bathyscaphes, capables d’atteindre des profondeurs de près de 11 000 mètres (fosse des Mariannes – 10 994 mètres).

Le sous-marin Nautile de l’IFREMER, fleuron français de l’exploration des profondeurs abyssales. Photo CC Sitron.

La vie prolifère dans les abysses

Les plaines abyssales composent la majeure partie des océans et se trouvent entre 3000 et 6000 mètres de profondeur. Ce milieu ne présente à première vue aucune condition propice à la vie ; pas de lumière, pas de photosynthèse envisageable, des températures comprises entre 0,5 et 2°C, une pression écrasante (jusqu’à 1000 bars à 10 000 mètres) et peu d’oxygène, d’azote etc… Et pourtant il y a bien des organismes qui vivent dans ces profondeurs obscures. Ils représentent environ 10% des espèces marines avec 10 millions d’espèces différentes parmi les microorganismes, telles que les bactéries extrêmophiles comme Thermococcus barotoleran et animaux tels que la Galatée yéti (Kiwa Hirsuta). Les sources de matières organiques nécessaires à la vie proviennent en partie de la surface, avec la décomposition des cadavres sur des niveaux plus haut, les restes de nourriture qui tombe depuis la zone épipélagique* et des déjections. La secondes source de matières organiques la plus importante est fournie par les sources hydrothermales dans les fonds océaniques qui apportent de l’eau de mer réchauffée et enrichie en métaux divers, en gaz dissous et autres composés chimiques comme du fer, de l’hydrogène, du méthane etc…Autour de chaque source hydrothermale se développe un écosystème riche et unique où l’on trouve des espèces inobservables dans les étages supérieurs.

Fumeur noir des chaînes hydrothermales abyssales. Le souffre émis par ces cheminées est à la base des écosystèmes de ces profondeurs. Photo : CC P. Rona/OAR/National Undersea Research Program (NURP)/NOAA.

Ne pouvant réaliser la photosynthèse, la plupart des organismes se trouvant dans ce milieu ont un métabolisme basé sur la chimiosynthèse, la synthèse de substances organiques grâce à l’énergie chimique dégagée par les fluides hydrothermaux notamment grâce aux bactéries symbiotiques bioluminescentes. Les animaux que l’on trouve dans ce milieu sont d’allures plutôt terrifiantes, équipés de bouches importantes, d’yeux disproportionnés et souvent globuleux pour capter le peu de lumière disponible, d’antennes et de dents démesurément longues. La faune abyssale est répartie en deux catégories distinctes : le benthos, qui est composé de l’ensemble des organismes vivants à proximité du fond de l’océan et le pelagos, qui comprend les espèces qui occupent une « colonne d’eau ».

Profondeur des fonds océaniques – fosse des Mariannes. Figure : © KOELLSCH Célia.

Ces deux catégories d’organismes vivants se retrouvent dans les différents étages océaniques : la zone mésale ou zone crépusculaire, est comprise entre 200 et 1000 mètres de profondeur et ne laisse passer qu’une faible luminosité en provenance de la surface. La zone bathyale, comprise entre 1000 et 4000 mètres, représente le plus grand des étages océaniques et ne laisse passer aucune lumière en dehors d’une faible lumière bleue nécessaire à la bioluminescence des animaux et microorganismes. La zone abyssale, comprise entre 4000 et 6000 mètres où plus aucune lumière n’est présente. La zone hadale qui débute à partir de 6000 mètres, est la zone la moins connue, celle où il y a encore sûrement le plus d’espèces à découvrir dans les fonds océaniques.

La faune abyssale regroupe de nombreuses espèces marines visibles dans des étages plus hauts. Cependant celles qui se trouvent dans les abysses ont su s’adapter au mode de vie des fonds océaniques pour y vivre et s’y développer notamment en adoptant des structures physiologiques et comportementales particulières. Parmi ces adaptations on retrouve des comportements trophiques ambivalents (nécrophages, détritivores) qui relèvent d’un opportunisme alimentaire, une bioluminescence qui sert souvent d’appât, une croissance ralentie, une densité musculaire réduite pour limiter la dépense d’énergie, une vessie natatoire (le plus souvent atrophiée pour supporter les changements de pression), une maturité sexuelle tardive et des bactéries symbiotiques. Il est important de noter que la symbiose est sans doute l’adaptation la plus importante pour survivre dans ce milieu extrême.

La baudroie abyssale, un poisson aux allures étranges

Double spine seadevils (Diceratias pileatus). Photo : Doug Perrine/VCG Photo.

Bon nombre d’entre vous a déjà entendu parlé de la baudroie abyssale, ce poisson si particulier qui vit dans les abysses – d’où son nom – et qui est équipé d’une sorte de tige sur le front qui lui sert de leurre pour attraper ses proies. Ce poisson a notamment été popularisé par le film Némo de Disney en 2003. Environ 200 espèces ont été identifiées à ce jour dont 5 dans les abysses.

La baudroie abyssale la plus célèbre du monde ! Apparue dans le film d’animation de Disney Finding Nemo. Photo : © Disney.

La baudroie abyssale vit en général à des profondeurs allant de 500 à 2000 mètres dans les océans Pacifique, Indien et Atlantique et n’est que rarement observée par les scientifiques. La femelle, qui semble sortie d’un film d’horreur, présente des nageoires courtes, des yeux minuscules couverts d’un voile fin et une mâchoire imposante avec de grandes dents qui peuvent se replier vers l’arrière et ne lui servent qu’à saisir ses proies et non à les mâcher, préférant les gober. La tige sur son front est bioluminescente grâce à l’action de bactéries symbiotiques** et permet d’attirer ses proies – car rappelons le, dans les abysses il y a peu voire aucune lumière disponible – ainsi que ses partenaires sexuels.

Planche N°84 du livre “Le règne animal distribué d’après son organisation” par Georges Cuvier (Tome 8), seconde édition de 1828, représentant la baudroie commune (Lophius piscatorius). Image : CC Rvalette.

Seuls des spécimens femelles avaient été décrits

Jusqu’à récemment les scientifiques s’étonnaient de ne trouver que des individus femelles, jamais aucun spécimen mâle….étrange. C’est une vidéo tournée par Kirsten et Joachim Jakobsen avec leur submersible LULA1000 en Août 2016 à proximité de l’île de São Jorge au Portugal et diffusée en 2018 qui alerte les scientifiques. Sur cette vidéo on aperçoit notamment un mâle Caulophryne jordani accroché au ventre de sa femelle. Cette dernière est équipée de longs filaments qui partent du corps et qui semblent eux aussi bioluminescents. Ils servent certainement à détecter et à repérer les éventuelles proies dans l’espace , ce qui pourrait mener encore à une autre découverte. Au retour de leur expédition, les deux explorateurs ont envoyé leur vidéo à Ted Pietsch, professeur émérite des sciences aquatiques et halieutiques de l’Université de Washington à Seattle.

« Pour comprendre la biologie et l’écologie d’une espèce, rien ne remplace des observations en milieu naturel », explique Ted Pietsch. Et en effet, ces images ont révélé des structures et des comportements jamais observés auparavant. Ici les structures filamenteuses et luminescentes se dégage des nageoires indépendamment « Pour former une sorte de réseau d’antennes sensorielles semblables aux moustaches de chats » continue le scientifique américain.

Chez certaines espèces lophiiformes*** les individus peuvent présenter des dimorphismes sexuels assez impressionnant (comme chez certaines espèces d’araignées). C’est le cas ici, le mâle ne mesurant en réalité pas plus de 3cm contre les 20cm et plus de la femelle en question. A l’inverse de sa congénère il ne présente ni mâchoire imposante, ni lanterne, ni corps imposant et ses yeux sont plus développés.

Baudroie abyssale mâle. Photo : © David Shale.

Mais ce qui vient après est encore plus impressionnant. Au-delà de l’apparence singulière du mâle se trouve également un mode de reproduction tout aussi particulier. Le mâle ne possède pas de lanterne pour attirer ses proies. A la place il est équipé de grands yeux pour repérer la petite lanterne sur le front de sa future compagne. Il dispose également de fosses nasales très développées, lui permettant de détecter les signaux chimiques envoyés par les femelles. Ainsi en plein cœur des abysses et malgré sa petite taille, le petit mâle parvient à trouver son chemin jusqu’à sa promise.

Baudroie femelle avec deux mâles accrochés sur le dos. Photo : © Peter David.

C’est l’amour fusionnel

Lorsque le mâle parvient à trouver la femelle il la mord pour pouvoir y rester accrocher. Mais cela ne s’arrête pas là et l’histoire d’amour la plus atypique n’en est qu’à son début. En effet, une fois que le mâle est bien accroché à sa dulcinée il va alors libérer une enzyme qui va lui permettre de fusionner avec les tissus et le système circulatoire de la femelle, faisant circuler le sang de sa partenaire dans son corps et ainsi se nourrir des nutriments qu’elle absorbe via le sang, à la manière d’un fœtus.

Le mâle, à présent dépendant de la femelle, agit donc comme un parasite et va s’atrophier et fusionner d’avantage avec le corps de sa partenaire. Il va ainsi perdre les organes et les parties de son corps qui ne lui serviront plus, comme ses yeux (l’amour rend aveugle), ses nageoires, son cerveau et la plupart de ses organes internes au fil du temps jusqu’à n’être réduit qu’à l’état de simple gonade****. A l’issue du processus il ne constitue plus qu’une sorte d’excroissance sur le corps de la femelle.

Haplophryne mollis avec deux mâles. Photo : © David Paul / VCG Photo.

Le mâle devient un “parasite sexuel”, dépendant pour le restant de ses jours et incapable de se libérer, fertilisant les œufs produits par la femelle“, indique Theodore Pietsch. Les deux individus finissent donc par n’en donner qu’un seul, devenant un organisme unique et fonctionnel. Le mâle étant réduit à une simple banque de sperme, servira par la suite uniquement à la fécondation des œufs et seulement quand la femelle décidera qu’elle en a besoin. La femelle peut alors présenter plusieurs partenaires sexuels sur son corps, jusqu’à huit mâles ayant été observés chez certaines espèces, se parant de ses congénères comme des ornements.

« J’ai étudié ces animaux pendant la plus grande partie de ma vie et je n’ai jamais rien vu de tel […]C’était vraiment un choc pour moi », explique Ted Pietsch. D’après lui, c’est seulement la troisième fois que le comportement des baudroies des abysses est filmé et la première fois qu’un accouplement est observé avec des individus vivants. Cet évènement reste extrêmement rare à observer.

Le mot de la fin

Ici les baudroies abyssales ont donc un mode de reproduction plus associé à du parasitisme qu’à une symbiose à première vue, mais qui devient par la suite un comportement complexe et inédit. A la lecture de cet article, vous avez pu constater que nous sommes encore loin de tout savoir de la faune et de la flore qui nous entoure et que l’océan nous réservent souvent des découvertes impressionnantes. A ce jour beaucoup d’espèces des abysses et leurs modes de vie nous sont encore inconnus et révèlent l’importance de protéger et conserver ce milieu ainsi que de poursuivre nos recherches dans le domaine afin d’avoir les compétences nécessaires à la conservation de cet écosystème si particulier.

Pour en savoir (beaucoup) plus

Pietsch T.W (2009) Oceanic Anglerfishes, Extraordinary Diversity in the Deep Sea

Pietsch T.W (2005) Dimorphism, parasitism, and sex revisited: modes of reproduction among deep-sea ceratioid anglerfishes (Teleostei: Lophiiformes)

Bertelsen E. (1978) Notes on linophrynids IV: a new species of deepsea anglerfish of the genus Linophryne and the first record of a parasitic male in Linophryne corymbifera (Pisces, Ceratioidei) Steenstrupia

Jespersen A. (1984) Spermatozoans from a parasitic dwarf male of Neoceratias spinifer Pappenheim, 1914 Vidensk Medd Dan Nathist Foren

Glossaire

*Zone épipélagique : Aussi appelée zone photique, c’ est une zone comprise entre la surface et les abysses, là où la lumière parvient dans l’eau et où vit la majorité des animaux marins

**Bactéries symbiotiques : Ce sont des bactéries qui interagissent de façon mutualiste avec un autre organisme, c’est une forme de symbiose.

***Espèces lophiiformes : autrement dit les poissons-pêcheurs, constituent un ordre de poissons qui regroupe les baudroies.

****Gonade : Organe reproducteur qui génère des gamètes. Chez le mâle cela correspond aux testicules.

L’auteure

Étudiante en biologie et passionnée par la nature depuis toujours. Curieuse de tout, je parcours les différents paysages avec mon appareil photo sous le bras, je voyage à la découverte de nouveaux mondes et me plonge dans les livres. Mon objectif : devenir biologiste marin.

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