Observatrice en mer à bord des navires de pêche artisanale en Corse
La demande mondiale pour les produits de la mer est en hausse continuelle et au cours des dernières années, de nombreuses ressources halieutiques ont été surexploitées, ce qui soulève des doutes quant à la viabilité à long terme de certaines pêcheries. La pêche artisanale semble être un modèle de pêche durable. Le rôle de l’observateur en mer est primordial pour la collecte des données scientifiques et représente l’intermédiaire nécessaire pour les discussions entre scientifiques et professionnelles pour la protection et la gestion des ressources marines.
La pêche artisanale en France
Juste après la seconde guerre mondiale s’est engagée une exploitation intensive de la ressource halieutique1 s’appuyant sur l’idée qu’elle était intarissable (Cury et Miserey, 2008). Depuis les années 90, les captures mondiales observent une diminution des stocks halieutiques2 (Pauly et Le Manach, 2012).
Dans ce contexte, l’Union européenne s’est dotée d’une politique commune de la pêche (PCP) afin de renforcer l’approche écosystémique et la durabilité de la filière pêche et aquaculture. Pour atteindre cet objectif, chaque pays membre doit aider à renforcer les activités halieutiques et assurer la durabilité des ressources marines. Les politiques nationales et internationales sont de plus en plus favorables à la conservation et au développement des pêcheries de « petits métiers » qui semblent être un modèle de pêche durable en opposition à la « pêche industrielle ».
La FAO3 définit la pêche artisanale comme une pêche traditionnelle pratiquée par des ménages de pêcheurs, caractérisée par une faible consommation énergétique, des navires de pêche de petite taille (moins de 12 m), des sorties de faible durée et une commercialisation à circuit court. Cette activité est caractérisée par un effort de pêche4 raisonnable (peu de filets et d’hameçons calés) et par une grande diversité des captures. Elle représente une pêche multispécifique5, ciblant différentes espèces, en opposition à une pêche industrielle monospécifique6.
D’après Cury et Miserey (2007), la globalité des pêcheries artisanales dans le monde capture les mêmes quantités de poissons que les pêcheries industrielles, mais elles emploient 12 millions de pêcheurs contre 0,5 millions pour la pêche industrielle.
La France est classé deuxième pays, après l’Espagne, pour la pêche en Europe. En 2019, 3 512 navires de petite pêche artisanale sont comptabilisés en métropole, soit environ 80 % de la flottille entière. L’activité de pêche est repartie sur tout le littoral métropolitain.
La pêche artisanale en Corse
La flottille corse est caractérisée essentiellement par des entreprises artisanales: 180 bateaux font moins de 12 m, soit 98 % de la flottille totale en 2020 (licences DIRM, 2020). Cette petite pêche, essentiellement repartie sur la façade occidentale de l’île, profite de l’abondance des fonds rocheux et coralligènes le long de 1 000 km de côte. Six licences pour la pêche au chalut sont comptabilisées pour l’année 2020 sur la façade orientale.
Les territoires de pêche sont répartis en 4 circonscriptions de pêche appelées prud’homies (Ajaccio, Bonifacio, Bastia-Cap Corse et Balagne). La prud’homie d’Ajaccio regroupe à elle seule près de 50 % des effectifs. Les prud’homies fonctionnent comme des institutions démocratiques car des prud’hommes sont élus par les pêcheurs lors d’un vote. Au totale, il y a 34 ports et zones de débarquements et l’ensemble de la production est vendu dans l’île.
L’activité de pêche artisanale est très dépendante de la saison touristique et concentre son effort entre le printemps et l’été. Cette forte saisonnalité et dépendance du tourisme influencent le type d’espèces exploitées. L’effort est, en effet, concentré sur un petit nombre d’espèces : la langouste rouge, le homard le chapon, le St Pierre, le rouget, le denti, le sars, la dorade, etc., et pour certains le thon rouge et l’espadon (soumis à quotas7).
La Corse est la principale région française productrice de langouste rouge (Palinurus elephas) et sa pêche est une tradition de l’île. Cette espèce est exploitée seulement pendant la saison d’ouverture entre le 1er mars et le 30 septembre afin de l’épargner pendant sa période de reproduction. Elle représente une espèce cible du fait de son rôle économique majeur et attrait pour le tourisme.
La flottille corse est essentiellement constituée de très petites embarcations souvent en bois, appelés « pointus » ou de petites vedettes. Les engins de pêche les plus fréquemment utilisés sont les filets à langouste, les filets à poisson, les palangres de surface (dites pélagiques8) pour pêcher surtout le thon rouge et l’espadon, les palangres de fond (dites benthiques9) pour pêcher d’autres espèces de poissons tels que les dentis, les pagres, etc., et les nasses. La grande majorité des professionnels commercialise leurs captures directement à des particuliers et aux restaurateurs, sans la présence d’intermédiaires. Ainsi, les circuits de commercialisation sont très courts.
Pourquoi il est important d’être sur un bateau de pêche?
Les pressions et les impacts des petits métiers restent méconnus. Afin de mieux appréhender la petite pêche côtière, l’observateur en mer est là pour collecter des données halieutiques sur les navires de pêche. Les données qui sont prises pendant un embarquement sont beaucoup plus complètes que celles issus des déclarations réalisées par les pêcheurs ou de débarquement aux criées.
Le cas de la Corse est très particulier car ici, aucune criée n’est présente. Les données collectées lors des embarquements sont donc encore plus nécessaires pour comprendre la pêche corse. L’observateur en mer est présent du début de la sortie de la pêche jusqu’à la rentrée au port et peut noter et collecter des données parfois trop précises et compliquées pour le pêcheur. L’observateur en mer représente un avant-poste pour la protection des ressources marines car il est au cœur de l’opération de pêche : il devient « les yeux et les oreilles » pour une meilleure gestion et conservation des ressources marines. Il devient ainsi un maillon nécessaire et indispensable pour la conciliation et la discussion entre les différents acteurs de la pêche.
Le travail d’observateur des pêches
Une sortie en mer peut varier en fonction du pêcheur mais en moyenne a une durée de 8/10 heures pendant laquelle différents engins de pêche sont tirés et calés. Les données halieutiques sont nombreuses. Tous les paramètres de la sortie tels que l’heure du départ et arrivée, les conditions météorologiques sont notés. Toutes les caractéristiques de chaque engin de pêche sont également mentionnées comme par exemple le type de filet, les points GPS ou zone de pêche, la profondeur, la longueur, la hauteur, la taille de l’hameçon, ainsi que la maille et la duré de cale (la durée pendant laquelle le filet a pêché) et d’autres paramètres.
Pour chacun des engins de pêche, tous les individus capturés sont identifiés, mesurés et sexés quand un dimorphisme sexuel9 externe et visible. Par exemple chez les crustacés cette différence est facilement visible grâce à la présence de gonopores10 situés chez les femelles au niveau de la troisième paire de pattes et de la 5eme chez les mâles. De plus, chez les femelles, les pléopodes11 (à forme de palette) sont plus développés pour protéger les œufs (Pere, 2012).
Pour toutes les espèces qui sont rejetées en mer, l’état physiologique sera noté : si les individus sont rejetés en mer vivants ou morts. Ces données ont pour but d’estimer les captures totales conservées et rejetées, les captures accidentelles et mieux caractériser la pêche.
Les conversations à bords contribuent à renforcer les liens entre les professionnels et les observateurs et permettent l’installation d’un lien de confiance réciproque. En Corse, cinq observateurs en mer ont travaillé pendant la saison 2019.
Qualités et compétences d’un observateur des pêches
L’observateur en mer a reçu des formations scientifiques dans le cadre de la pêche et de la reconnaissance des différentes espèces. Il a suivi une formation règlementaire de sécurité en mer pour faire face à des éventuelles situations dangereuses sur le bateau.Il doit être capable de bien se positionner sur un bateau sans gêner le pêcheur et être prêt à aider si besoin.
- Il doit faire preuve de discrétion et de confidentialité par rapport aux informations collectées.
- Il devient un interlocuteur privilégié pour la profession et une relation de confiance et un partage réciproque des savoirs s’installe.
- Il doit faire preuve de rigueur scientifique et sens de l’organisation.
- Il doit manifester un esprit d’initiative
- Il doit accepter les conditions de vie et de travail qui sont parfois compliquées du fait d’horaires très contraignants.
- Les sorties en mer peuvent être longues et fatigantes.
- Il doit être capable de se réveiller tôt. Très tôt.
- Il doit avoir le pied marin et une certaine résistance à des conditions météorologiques parfois compliquées.
- Il doit avoir une certaine tolérance aux odeurs très fortes (poisson, gasoil, etc.) et ne doit pas avoir peur de se salir.
Certes le travail d’observateur des pêches est un travail très dur physiquement mais.. Un lever de soleil au petit matin et un lever de lune dans une nuit noire n’ont pas de prix.
Les observateurs dans le monde
En France, un réseau d’observateurs des pêches est mis en place dans tous les territoires nationales et outres mer. Les scientifiques travaillent dans toutes les zones de pêche faisant partie de la ZEE (Zone Exclusive Economique) française dans tous les océans du globe. Ils travaillent et collectent les données halieutiques sur les palangriers, les senneurs, les caseyeurs et les fileyeurs. La France possède la plus grande ZEE du monde devant les États-Unis et l’Australie, avec un total de 11 690 000 km 2.
Une femme dans un milieu d’hommes
Alors que le progrès technique et le développement des moyens de communication ont considérablement amélioré la sécurité en mer, certaines croyances ont toujours le vent en poupe.
Parmi elles, une croyance résiste : la présence d’une femme à bord a longtemps été considérée comme portant malheur. L’origine de cette superstition provient de siècles en arrière. Les équipages étaient uniquement composés d’hommes et les longues traversées étaient synonyme de privations et de frustrations sexuelles et une dame aurait pu susciter désir et querelles entre marins. Afin d’éviter ces désagréments et pour que l’ordre règne en mer, il a été décrété que les femmes portaient malheur. De nos jours, la femme a toujours un peu de mal à se faire une place à bord.
Il semblerait donc que cela ne soit pas facile de s’intégrer dans le milieu physique et souvent macho de la pêche. Mais les mentalités changent.
Mon expérience : Michela Patrissi, observatrices depuis 2012 sur les navire de pêche artisanale en Corse
Mon expérience pour la pêche corse a été toujours très bonne. Cependant une bonne capacité d’adaptation est souvent nécessaire. Les bateaux de pêche en Corse sont très petits et très peu ont des cabines. Seul un pêcheur a ma connaissance a des toilettes à bord. En étant une femme, l’absence de commodités peut engendrer des situations gênantes.
Mon entourage était au début très inquiet quand je sortais en mer par le fait qu’une femme passe beaucoup d’heures en mer avec un ou deux hommes en pleine nuit. Je pense que le pêcheur a toujours eu une assez mauvaise réputation et les préjugés sur la profession sont multiples.
Certes, les blagues salaces font partie du quotidien…mais on s’habitue vite. Les pêcheurs ont toujours été très attentionnés avec moi : une invitation à la maison pour un repas en famille pour mon anniversaire, des pains au chocolat et du thé chaud pendant les nuits froides, du poisson à ramener à la maison. Sûrement le fait que je sois italienne a du faciliter les choses…entre méditerranéens on se comprend.
Glossaire
1Halieutique : qui concerne le pêche
²Stock halieutique : la partie exploitable d’une population de poissons par exemple. Un stock est composé d’adultes, qui participent à la reproduction, et de plus jeunes qui sont les recrues qui viennent de se reproduire. Un stock évolue en fonction du nombre de recrues, de la mortalité naturelle et du prélèvement de la pêche. Le stock est considéré comme une unité de gestion sur laquelle une évaluation scientifique est réalisée.
3FAO (Food and Agriculture Organisation) : organisation intergouvernementale sous es Nations Unis. Elle compte 194 membres associés et l’Union Européenne. Elle met à disposition, grace aux recherches et travaux, des données pour favoriser la croissance du secteur agricole.
4Effort de pêche : unité de mesure pour évaluer une activité de pêche. Il peut être une durée de pêche, un nombre de navires, un nombre de filets mis à l’eau, une puissance motrice, etc..
5Pêche multispécifique: pêche dirigée vers la capture de plusieurs espèces
6Pêche monospecifique : pêche dirigée vers la capture d’une seule espèce.
7Quota ou TAC (Taux autorisé de capture) : la quantité maximale qu’il est raisonnable de pêche dans une zone et une année définie pour une espèce donnée. Les ministres de l’Agriculture et de la Pêche des 28 Etats Membres se réunissent tous les ans pour discuter des quotas pour chaque espèce dont le stock est géré. Le thon et l’espadon sont deux espèces soumises à quota.
8Palangre pélagique ou benthique : l’engin est composé d’une ligne mère où sont fixés des avançons (des portions de fils) se terminant par des hameçons. Elle est conçue pour capturer des espèces de poissons présentes en surface (pélagique) ou de fond (benthique)
9Dimorphisme sexuel : différence extérieure visible d’aspect du mâle et de la femelle.
10Gonopore : l’orifice génital de nombreux invertébrés
11Pléopode : appendice dans la partie abdominale chez les crustacés. Chez la femelle ils sont utilisés pour couver les œufs.
12Senneur : navire de pêche conçu pour la pêche à la senne : un filet de pêche composé d’une nappe simple qu’on traine sur le fond des eaux.
13Caseyeur : navire de pêche utilisant des casiers destinés à la pêche de certains crustacés et poissons.
14ZEE ou Zone Economique Exclusive : des espaces maritimes où l’Etat exerce des droits d’exploitation sur les ressources naturelles, biologiques et non biologiques des eaux aux fonds marins et leur sous-sol.
Pour en savoir (beaucoup) plus
Cury P, Miserey Y. 2007. Une mer sans poissons. Calmann-Lévy. Paris, France. 293 p.
Pauly D, Le Manach F. 2012. Expansion de la pêche mondiale : conséquences et perspectives. Espèces. 5, 54-61.
Pere A. 2012. Déclin des populations de langouste rouge et baisse de la ressource halieutique en Corse – Causes et perspectives. Thèse de doctorat, spécialité biologie marine, mention biologie des populations et écologie. Université de Corse, France. 478 pp.
L’auteure
Michela Patrissi est chargée d’études à STARESO. Elle s’est spécialisée sur la pêche professionnelle grâce à de nombreux embarquements autour de la Corse sur les navires de pêche dans le cadre de différents projets de recherches. Michela a travaillé également sur différentes espèces halieutiques exploitées sur l’île telles que l’oursin violet Paracentrotus lividus, le corail rouge Corallium rubrum et la langoustine Nephrops norvegicus.