Le triumvirat du carbone bleu

Le carbone bleu correspond au piégeage et au stockage à long terme du carbone atmosphérique (CO2) par des habitats marins côtiers. Ce service écosystémique est au combien utile à notre espèces fortement émettrice de gaz à effet de serre qui participent au réchauffement global de notre planète. Parmi les champions de la séquestration de carbone se trouvent trois habitats marins à préserver à tout prix : les prés salés, les mangroves et les prairies de plantes marines.

Le carbone multicolore

L’être humain a la forte manie de classer tout et n’importe quoi et les sciences n’échappent pas à ce comportement. C’est notamment le cas des différents lieu de stockage du carbone atmosphérique dans les écosystèmes de notre planète.

Il y a le carbone vert stocké dans la végétation, principalement dans les arbres des forêts.

Il y a le carbone marron piégé dans les sols (les restes des plantes mortes).

MilieuRéserves (Gt)
Atmosphère860
Carbone inorganique dissous océan38000
Biomasse océan3
Végétation terrestre500
Humus du sol2000
Carbone fossile10000000
Roches sédimentaires carbonatées70000000
Total80041363
Les réservoirs de carbone de notre planète en gigatonnes. Source : https://www.encyclopedie-environnement.org/vivant/cycle-du-carbone/.

Et enfin il y a le carbone bleu. C’est celui qui nous intéresse ici et qui correspond au CO2 capté par les écosystèmes marins. Car oui, les océans pompent massivement le carbone atmosphérique pour le piéger durablement.

Une partie se retrouve piégée aux sein d’écosystèmes côtiers végétaux avec une efficacité à faire pâlir d’envie les milieux terrestres. La surface ridicule qu’ils occupent (0,2% de la superficie des océans) est largement contrebalancée par leur capacité à enfouir le carbone atmosphérique (50 % du carbone organique de l’océan). En tête de pont figurent les prés salés, les mangroves et les prairies sous-marines.

Regardons un peu en détail comment fonctionnent ces super écosystèmes.


Répartition des écosystèmes à carbone bleu dans le monde. Noir : mangroves. Bleu : prés salés. Vert: plantes marines.
Source : The Blue Carbon Initiative (https://www.thebluecarboninitiative.org/).

Les prés salés

Commençons donc par les prés salés avec quelques exemples photographiques de la baie de Somme dans les Hauts-de-France.

Aussi appelés marais salés, ces étendues sont situées au niveau de la mer et ont une faible pente. Les grandes marées de vive-eau inondent les prés salés qui sont constitués d’accumulation de vase dans des zones à faibles courants.

Le pré salé de la Pointe du Hourdel au sud de la baie de Somme dans les Hauts-de-France.

Pour stocker le carbone il faut d’abord le capter. La végétation des marais salés (salicorne, obione, spartine) utilise le CO2 atmosphérique pour la photosynthèse. Au travers de leurs racines, les plantes piègent également de la matière organique et du sédiment. Le stockage du carbone dans sa forme organique dans le sol est possible grâce à deux particularités de ce dernier : sa forte salinité et sa pauvreté en oxygène.

Le piégeage de nos (forts) excès de carbone n’est pas le seul service que nous rendent les prés salés. En tant que zones tampon ils protègent le littoral de l’érosion et de la submersion en stockant le surplus d’eau.

Gros plan sur l’obione, l’une des plantes principale des prés salés du nord de la France.


Malgré tous les services cruciaux que les marais salés nous rendent gratuitement dans un contexte de changement climatique, ils sont rudement mis à mal par nos activités. A l’échelle mondiale ils ont perdu plus de 50 % de leur superficie historique et couvrent actuellement environ 140 millions d’hectares.

La mangrove : une forêt avec les pieds dans la mer

Continuons notre petit tour des trois principaux écosystèmes à carbone bleu. Passons des zones tempérées des prés salés pour aller dans des régions plus proches de l’équateur. Regardons ce qu’il se passe dans les luxuriantes mangroves, ces forêts qui n’ont pas su choisir entre la terre et la mer.

Tout d’abord l’écosystème mangrove n’existerait sans les palétuviers, ces arbres tropicaux capables de croître dans la zone de balancement des marées. Pour s’adapter à ce milieu extrême les palétuviers ont développé des racines aériennes pour les protéger de la sur-salure des eaux marines.

La dense mangrove de Guadeloupe au nord de l’île principale.

La mangrove aime prendre ses aises et couvre une surface d’environ 147 000 km² dans le monde ! Elle préfère les zones tropicales et subtropicales.

Quand on s’intéresse à ses rôles écologiques la liste est longue : nourricerie pour de nombreuses espèces marines (et beaucoup d’espèces commerciales de poissons), séquestration du carbone atmosphérique dans sa biomasse aérienne et dans le sol (carbone bleu), protection du littoral contre l’érosion et les tempêtes. Si l’on ajoute à cela ses interactions avec les autres écosystèmes marins primordiaux que sont les prairies sous-marines et les récifs coralliens on obtient le bingo gagnant.

La vie marine est dense dans les racines des palétuviers avec une biodiversité surprenante de poissons et d’organismes fixés.

Le palétuvier qui masque le carbone

Zoomons un peu sur ce qui nous intéresse : la capacité des mangroves à piéger le carbone atmosphérique. Il y a bien évidemment le carbone stocké dans la partie aérienne vivante des palétuviers mais, comme dans le cas des autres écosystèmes à carbone bleu, il ne s’agit que de la partie émergée de l’iceberg.

Il faut mettre le nez sous terre pour se rendre compte réellement de la capacité de stockage de la mangrove. Le bois mort recouvert de sédiment et préservé de la putréfaction. Il permet de stocker durablement le carbone capté par l’arbre de son vivant via la photosynthèse. La quantité de carbone est ainsi deux fois plus importante dans le sol que dans les partie sèches des palétuviers.

Les racines des palétuviers plongent droit dans la mer et dans le sol pour notamment stocker le carbone.

Niveau séquestration les mangroves sont capables de stocker jusqu’à 1 000 tonnes de carbone par hectare ce qui est trois à quatre fois supérieur aux forêts tropicales et tempérées ! Et ce n’est pas tout. Les mangroves récupèrent en plus le carbone de la matière organique transportée par les cours d’eau jusqu’à la côte.

De nombreuses pressions sur la mangrove

Comme beaucoup d’écosystèmes côtiers la mangrove est soumise aux impacts des activités humaines. La liste est longue aussi… Déforestation, pollution, dépôt de déchets, développement urbain littoral, pêche, tourisme. L’écosystème mangrove est mis à mal partout dans le monde. 5 245 km² de forêt auraient été perdus depuis 1996.

Pour finir sur une note positive, les efforts de conservation et de restauration des 30 dernières années ont permis de limiter les pertes de surface. Ce sont principalement les campagnes de plantation massives par les communautés locales qui sont à l’origine de ce résultat.

Les pneumatophores du palétuvier lui permettent à marée basse d’optimiser ses échanges avec l’atmosphère et de respirer correctement.

Des prairies sous-marines sur-puissantes

Nous arrivons enfin aux derniers habitats côtiers piégeurs en masse de carbone atmosphérique : les plantes marines. Car oui la végétation ne se limite pas aux algues sous la surface des mers. Il y a également des plantes. Des plantes à fleur qui plus est !

Il faut avouer que lorsque nous croisons sous l’eau une prairie de plantes marines ce n’est pas très impressionnant. Des longues et fines feuilles balancées par les courants. D’immenses étendues vertes et monotones à perte de vue. Et pourtant ces herbiers cachent bien leurs super pouvoirs.

Une fleur de posidonie la plante marine endémique de Méditerranée.


Ce gazon sous-marin survitaminé abrite des écosystèmes parmi les plus importants du monde en termes de biodiversité et de services écosystémiques. Parmi ces fonctions bien utiles à notre espèces et aux autres nous pouvons citer la protection de l’érosion du littoral en atténuant la houle, le rôle de nourricerie pour de nombreuses espèces (d’intérêt commerciale ou non), l’oxygénation de l’eau et sa bonne qualité, le piégeage des sédiments (diminution de la turbidité), l’export de matière organique pour les autres écosystèmes. La liste est longue et comprend bien évidemment la séquestration du carbone via la photosynthèse.

Des herbiers de thalassia (Thalassia testudinum) en Guadeloupe. Cette plante marine tropicale a une grande importance écologique.

La matte gardienne du carbone

Comme ses deux autres comparses du carbone bleu (les prés salés et la mangrove), le secret du piégeage à long terme du carbone par les plantes marines se cache dans le sol. En piégeant les sédiments avec leurs feuilles et en grandissant régulièrement verticalement pour compenser l’ensablement qui en résulte, les plantes forment une structure souterraine complexe.

Cette épaisseur faite de rhizomes, de racines et de sédiments fait, selon les espèces, de quelques dizaines de centimètres et jusqu’à plusieurs mètres. Son petit nom est la matte et c’est là-dedans que le carbone est piégés pour plusieurs centaines d’années voire plusieurs milliers !

La matte (ici de la posidonie). C’est là que tout le carbone se trouve piégé durant des millénaires.

Côté performances c’est tout simplement de la folie. Les prairies de plantes marines peuvent stocker jusqu’à 3 000 tonnes d’équivalent CO2 par hectare. La championne toute catégorie est la posidonie (Posidonia oceanica) qui avec ses 2 millions d’hectare en Méditerranée est capable de stocker huit fois plus de carbone que les sols forestiers.

Comme les autres écosystèmes côtiers les prairies sous-marines sont menacées à travers le monde par nos activités trop intensives sur terre comme en mer. Les plantes marines sont particulièrement sensibles à la pollution de l’eau, à leur destruction directe et indirecte par le développement urbain en zone littorale et par la destruction mécanique par l’ancrage et la pêche au chalut.

Une prairie de zostère (Zostera marina) dans le nord de la Bretagne.

Le mot de la fin

Vous l’aurez certainement compris à la lecture de cet article, les prés salés, les mangroves et les prairies sous-marines jouent un rôle écologique primordial dont celui notamment de stocker le carbone atmosphérique. Malgré ces fonctions indispensables pour la survie de notre espèce, nous mettons à mal ces habitats à cause de nos activités qui sont souvent à l’origine de leur régression.

Cependant la contribution des écosystèmes à carbone bleu est aujourd’hui bien connus et quantifiée. D’important efforts de protection et de restauration se mettent en place à travers le monde pour conserver ces précieux alliés dans la lutte contre la hausse du carbone dans l’atmosphère.

L’auteur

Arnaud Abadie est un écologue marin et un photographe subaquatique. Biologiste marin en Méditerranée pendant dix ans, il est désormais chargé d’études milieu marin à l’Agence de l’Eau Artois-Picardie. Arnaud est le fondateur de Sea(e)scape et l’un de ses contributeurs régulier.

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