Dix questions à Line Le Gall

Professeure au Muséum National d’Histoire Naturelle (MNHN), Line Le Gall est passionnée par les algues, leur diversité et leur histoire évolutive. Très active sur le terrain, toujours à la recherche de nouveaux spécimens, elle est également très impliquée dans le partage des connaissances à travers différents comités, regroupements ou journaux scientifiques dans le domaine. Avec Denis Lamy, elle a co-écrit Algues, étonnants paysages publié en 2019. Cet ouvrage richement illustré fait le point sur leur diversité et les menaces qui pèsent sur les algues.

Autoportrait. Photo : Line Le Gall.

Les algues, bien que présentes dans nos vies de tous les jours, n’ont pas toujours bonne réputation : marées vertes toxiques, mousse compacte rejetée sur les plages, matière gélatineuse dans les eaux croupissantes ou encore masse glissante recouvrant les rochers. Qu’est-ce qui t’a amené à leur dédier ta vie professionnelle et pourquoi les algues sont-elles géniales ?

Effectivement, tu présentes là un des deux extrêmes du ressenti par rapport aux algues. Cependant, il y a d’autres personnes qui sont complètement « hype » avec les algues : ils se les mettent sur la peau comme cosmétiques, ils les mangent en compléments macrobiotiques1, ils les considèrent comme les aliments du futur qui vont sauver l’humanité de la famine, … Entre ces deux extrêmes, il y a très peu de discours modérés sur ce que sont les algues.

En ce qui concerne mon parcours, j’ai commencé à travailler sur les algues car elles étaient à la croisée de mes passions : la biologie végétale et la biologie marine. Les algues se sont imposées à moi comme une évidence. Ce qui sauve les algues, c’est qu’elles sont extrêmement belles. En herbier ou sous le microscope, ce sont de véritables dentelles qui s’offrent à nos yeux. De plus, elles ont des couleurs spectaculaires. On va avoir les algues vertes, rouges, brunes, et tout un camaïeu de teintes intermédiaires. Elles ont donc pour elles leur beauté et c’est ce que j’essaye d’utiliser pour les mettre en avant car elles sont souvent laissées pour compte des politiques de gestions et de conservations du milieu naturel. Les mesures de conservations nécessitent de suivre les espèces et les algues ne sont pas faciles à identifier, et donc très peu prises en compte. Elles sont nettement moins bien considérées que les végétaux terrestres dans les études de conservation. Est-ce que tu connais une algue qui est dans la liste rouge UICN de France? Non. Voilà, CQFD. Dans les documents d’objectifs, dans les mesures de gestion des espaces naturels protégés, il n’est jamais question d’algues. Les phanérogames marines sont parfois mentionnées car leur identification est plus aisée. Il faut donc parler des algues et j’essaye de le faire, notamment en mettant en avant leur côté esthétique.

Roche sous-marine avec une couverture algale rase. Photo : José Utge.

Tu fais partie de nombreux groupes scientifiques, tels que la société phycologique de France ou le conseil scientifique du MNHN entre-autre. A quoi servent ces organisations et quelle est leur contribution aux progrès de la sciences ?

Tout ceci a trait à la gouvernance de la recherche. Il faut faire émerger et mettre des priorités dans les actions de recherches car on peut faire de la recherche scientifique sur pleins de sujets. C’est au sein de ces conseils que l’on va essayer de donner la priorité à certains sujets en définissant les critères qui serviront à mettre en place une politique de gouvernance de la recherche. Une fois que les priorités ont été trouvées, la communauté scientifique se structure pour réaliser des études qui sont le plus souvent le fruit d’un travail en équipe. De nos jours, on ne fait plus la recherche tout seul dans son coin.

Tu es chargée de conservation de l’herbier national. Peux-tu nous expliquer de quoi il s’agit, quelles sont les missions de l’herbier national et quelles sont les contraintes de conservations des algues ?

L’herbier national possède environ un demi-million de spécimens d’algues d’une grande diversité puisqu’il héberge des cyanobactéries, des micro-algues et un grand nombre de macro-algues qui représentent la majorité du volume des collections. Il y a une importante diversité dans le format de ces collections. Les macro algues, et même certaines micro-algues, sont conservées sous forme d’herbier c’est à dire une algue collée sur une feuille de papier. La particularité des algues, c’est qu’elles collent au papier lorsqu’elles sèchent. Il faut donc les mettre directement en place sur leur support définitif. Habituellement, pour les plantes supérieures, le séchage est réalisé entre deux feuilles de papier journal. Pour les algues, on va être obligé de les positionner directement sur la feuille qui servira de support dans l’herbier ad vitam æternam.

Planche de l’herbier national. Source : MNHN.

L’idée des collections, c’est de constituer une vitrine de la biodiversité. Celle-ci pouvant être présente à différentes échelles, les collections sont surtout organisées autour de la diversité des espèces, l’objectif étant de rassembler un représentant pour le plus grand nombre d’espèces possible. Cette démarche, même si elle est prépondérante, n’est pas l’unique. Certaines collections s’intéressent à mettre en évidence la variabilité autour d’une espèce donnée. Dans ce cas, plusieurs échantillons d’une même espèce ont été collectés.

Les échantillons de la collection servent aussi à la description des espèces. En systématique2, et en taxonomie3 en particulier, le type porte-nom4 constitue une sorte de mètre-étalon pour chaque nouvelle espèce ; il s’agit d’un spécimen qui sert de modèle à la description, et qui est conservé dans une collection afin d’être disponible pour la communauté scientifique.

Les enjeux de conservation des collections portent surtout sur la préservation des supports. L’essentiel de nos collections datent du 19ème siècle et il y a parfois des soucis avec les papiers de cette époque qui sont acides. Ils vont se tacher, voire se trouer. On a également beaucoup de collections en lames. Ici, les enjeux sont de pouvoir identifier les lames, repérer les spécimens sur les lames qui correspondent généralement à un prélèvement du milieu naturel qui est hétérogène. Enfin, il y a toute une catégorie de spécimens conservés dans des liquides divers et variés, notamment du formol. Ce produit ayant de nombreux risques pour la santé et des impacts importants sur l’environnement, on essaye de s’en passer aujourd’hui en le substituant par d’autres conservateurs moins toxiques.

Dans tes sujets de recherches, tu utilises autant l’approche génétique que morphologique pour l’identification des espèces. En quoi les deux approches sont complémentaires pour une compréhension globale de la diversité, de l’évolution et de l’écologie des espèces?

En tant que systématicienne, mon objectif est d’étudier la dynamique de la biodiversité à l’échelle globale. Pour ce faire, je mobilise des outils de la systématique moléculaire entre-autre. L’idée, c’est de pouvoir comparer les données de séquençage de fractions de l’ADN avec des données morphologiques. Je cherche à trouver un faisceau convergent d’indices basé sur différentes sources de caractères qui constitue une preuve scientifique pour délimiter les espèces.

Au delà de l’identification des espèces, je m’intéresse aussi à la compréhension de la fonction de ces espèces au sein de l’écosystème. Pour ce faire, j’ai contribué à la mise en place d’une base de données de traits dont la variabilité permet de caractériser chaque espèce. Parmi les traits, il y a par exemple ceux liés au cycle de vie tout comme la présence (ou l’absence) de calcification ou la durée de vie d’un individu (espèce annuelle vs pérenne). Tout cela va fortement influencer le fonctionnement de chaque espèce au sein d’un écosystème, donc cela fait aussi partie de mes centres d’intérêts.

La science, c’est aussi un travail sur le terrain. Combien de temps passes-tu en moyenne sur le terrain au cours d’une année et quels sont les principaux outils que tu utilisent ?

J’ai la chance de participer à des missions pour aller explorer la diversité des algues. Comme je te l’ai dit, je m’intéresse à ce sujet au niveau global, ce qui me conduit à me déplacer quasiment des pôles jusqu’à l’équateur, dans l’hémisphère nord et sud. Les algues sont des organismes photosynthétiques qui ont besoin de lumière pour vivre. On les trouve donc dans la zone photique5 dont la profondeur varie en fonction de la clarté des eaux. Généralement, cela va de quelques mètres quand l’eau est très turbide, à une petite centaine de mètres quand les eaux sont très transparentes. Il y a évidemment des exceptions avec des organismes décris dans les Bahamas jusqu’à 273 m mais la plupart du temps, il n’y a plus d’algues en dessous de 100 m. J’utilise très régulièrement la plongée sous-marine pour aller collecter les espèces subtidales6. Dans les zones présentant des marées, je peux aller sur le terrain à pied pour collecter les espèces intertidales.

L’avantage de la plongée sous-marine, c’est qu’elle permet d’aller explorer toute la zone dans laquelle les algues poussent. De plus, la réglementation française a changé en mai 2019, permettant l’usage des recycleurs7 dans le cadre de la plongée professionnelle. Du coup, alors que nous étions limités à 50 m avec un classe 2 mention B [ndlr : diplôme de scaphandrier], nous pouvons maintenant intervenir jusqu’à 100 m grâce aux recycleurs. Je me suis récemment formée au classe 3 mention B pour pouvoir mettre en œuvre des plongées profondes et pour pouvoir explorer les fonds marins jusqu’à 100 mètres.

Récolte d’échantillons sur les algues de Méditerranée colonisant la roche. Photo : José Utge.

Je pense qu’il y a vraiment deux grands avantages à l’utilisation du recycleur. Tout d’abord, le temps passé sous l’eau n’est plus limité par les bouteilles mais par notre physiologie : c’est le froid, l’envie de faire pipi, ou la faim qui nous font maintenant sortir de l’eau. On peut donc travailler et explorer beaucoup plus tranquillement, plus sereinement. Enfin, on peut facilement utiliser des mélanges gazeux enrichis en oxygène et en hélium qui font qu’on est beaucoup moins narcoser. Ainsi, c’est beaucoup plus agréable, efficace et sécuritaire de travailler.

Par quel moyen le MNHN contribue-t-il à l’inventaire de la biodiversité ?

Le MNHN a toujours eu une longue expérience d’expéditions. J’ai la chance de contribuer, au sein de l’équipe dont je fais partie (Exploration, espèces et évolution), à faire perdurer ce savoir-faire . On organise de grandes expéditions à travers le monde qui ont pour objectif de mutualiser un grand nombre de moyens. Ainsi, nous pouvons explorer un large nombre de taxons de manière simultanée. On a une expérience internationalement reconnue sur le benthos, notamment les crustacés, les mollusques et les algues.

Quel est ton El Dorado des algues, ton endroit favori pour aller sur le terrain ?

C’est une question difficile ! Je pense que c’est surtout la diversité des milieux qui me fascine plus qu’un seul milieu. Cela dit, si j’en avais un à choisir, je pense que les champs de laminaires sont vraiment l’écosystème que je trouve le plus fantastique. Les champs de maerl8 sont absolument fascinants aussi. Je trouve le coralligène9 en Méditerranée très coloré et fabuleux. Il y a pas mal de milieux qui sont assez magiques mais voilà, si il ne fallait en choisir qu’un, ce serait évidemment les champs de laminaires. J’aime beaucoup aller plonger entre les stipes de Laminaria hyperborea car c’est un vrai paysage de « forêt » dans lequel on flotte entre les troncs.

Récolte d’échantillons en Bretagne dans les forêts de laminaires. Photo : Wilfried Thomas.

Selon toi, est-ce que les algues vont gagner de l’importance dans nos sociétés dans l’avenir ? Quels sont les menaces qui pèsent sur elles ?

Il y a beaucoup de programmes à l’heure actuelle qui visent à utiliser davantage les algues. Il faut savoir qu’au niveau de la biodiversité, les algues ne forment pas du tout un groupe homogène. Ce sont vraiment des groupes qui ont eu des histoires évolutives très différentes. Le résultat est que les différentes espèces d’algues vont avoir des molécules très différentes les unes des autres. C’est une richesse qui est déjà exploitée et le sera d’avantage à l’issue des programmes de recherche en cours. Le principal soucis avec les algues, c’est qu’elles poussent entre 0 et 100 m de profondeur maximum. A l’échelle de la planète terre, cela comprend uniquement l’environnement côtier qui représente à l’échelle de la terre, un fil le long des continents. Il s’agit d’une distribution linéaire et non pas surfacique. Toute exploitation va avoir des conséquences écologiques fortes. Je ne pense pas que l’on arrivera un jour à récolter des quantités d’algues comparables à ce que l’on peut récolter sur terre où l’on peut avoir des champs immenses. La culture sur filière doit forcément être attachée au fond ce qui est possible uniquement sur le plateau continental.

Les algues n’ont généralement que de faibles capacités de dispersion. De plus, les algues ne peuvent s’installer que sur un substrat dur. Les endroits propices au développement des algues peuvent donc être représentés par une ligne pointillée. Les algues n’ont pas forcément la capacité de sauter d’un substrat dur à l’autre si l’espace entre deux points est trop grand.

Dans le chapitre « Art et science » du livre que tu as co-écrit, tu parles des Exsiccata. Pourrais-tu nous expliquer ce qui se cache derrière ce mot latin un peu barbare ?

C’est une pratique qui consiste à distribuer des algues sous la forme d’un ouvrage, à mi chemin entre un herbier et un livre. Les auteurs d’Exsiccata récoltaient entre 50 et 100 spécimens identiques qu’ils faisaient sécher. Ensuite, ils réunissaient ainsi un certain nombre d’algues qu’ils numérotaient avant de les distribuer à différentes personnes. Les Exsiccatas sont très riches de notre point de vue car ce sont de vrais spécimens sur lesquels on peut faire des études morphologiques, et éventuellement génétiques même si ces dernières ne marchent pas super bien.

Exsiccata du Muséum national d’histoire naturelle. Photo : Line Le Gall.

Quelle est ton algue préférée et pourquoi ?

Je ne vais pas prendre une espèce en particulier mais un grand groupe. Je suis absolument fasciné par les corallines. Ces algues rouges calcifiées présentent une grande diversité. Ce sont les grandes championnes de l’algologie. On retrouve dans ce groupe les espèces les plus profondes (le 273 m que je te citais auparavant, c’était une coralline) mais aussi les plus vieilles (certains spécimens on près de 800 ans) et les plus diversifiées avec plus de 600 espèces actuellement décrites (c’est aussi un groupe bien connu pour abriter beaucoup de diversité cryptique10). Enfin, c’est un groupe cosmopolite [ndlr : se dit d’une espèce présente dans toutes les parties du monde] car les corallines ont des rôles importants dans les écosystèmes côtiers depuis l’équateur jusqu’aux pôles.

Découvrir les travaux de Line

Page de l’annuaire du Museum : https://isyeb.mnhn.fr/fr/annuaire/line-le-gall-2591

Présentation sur le site de la fondation de la biodiversité : https://www.fondationbiodiversite.fr/membre/line-le-gall/

Présentation de son livre : https://www.delachauxetniestle.com/livre/algues

Interview vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=2FlXuxy2QeY

Glossaire

1Macrobiotique : philosophie et pratique alimentaire issue des enseignements de Georges Ohsawa qui introduit le principe du Yin et du Yang via l’alimentation.

2Systématique : discipline des sciences naturelles qui a pour objet d’inventorier tous les organismes vivant existant ou ayant existé.

3Taxonomie : discipline des sciences naturelles qui a pour objet de décrire la diversité des organismes vivants en les regroupant dans des entités appelées « taxons » afin de les identifier, les décrire, les nommer et les classer. C’est une sous-discipline de la systématique.

4Type porte-nom : spécimen reconnu par les codes de nomenclature (zoologique et botanique) comme l’étalon objectif de référence pour un taxon donné.

5Zone photique : gamme de profondeur dans laquelle la quantité de lumière est suffisante pour que la photosynthèse se produise.

6Subtidale : z0one située en dessous de la zone de battement des marées et qui n’est donc jamais émergée.

7Recycleur : équipement respiratoire de plongée sous-marine fonctionnant en système fermé et qui recycle l’air expiré par le plongeur en ajoutant de l’oxygène afin de le rendre à nouveau respirable et en complexant le dioxyde de carbone expiré à de la chaux.

8Maërl : algue rouge calcaire formant des bancs.

9Coralligène : écosystème sous-marin caractérisé par l’abondance d’algues rouges calcaires formant des concrétions comparables aux récifs coralliens.

10Diversité cryptique : diversité d’espèces uniquement visible par le biais des analyses génétiques.

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