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La prairie sous-marine géante des Bahamas

Parfois il faut laisser la prospection sous-marine à ceux qui connaissent le mieux les fonds océaniques… Dans une étude scientifique parue cette année, des requins tigre équipés de cameras et de balises GPS ont permis de connaître avec plus de précision la superficie d’une prairie sous-marine géante des Bahamas qui serait la plus étendue du monde ! Des observations supplémentaires ont été réalisées pour calculer la quantité de carbone stockée dans cet herbier géant.

Des prairies sous les mers

Les plantes marines forment d’immenses herbiers de 0 à 90 m de profondeur dans les zones côtières de toutes les eaux tempérées (comme la posidonie et la cymodocée) et tropicales du monde. Ces prairies forment un habitat primordial pour de nombreuses espèces marines et sont à la base d’écosystèmes parmi les plus riches des océans. Leur rôle écologique est bien connu et étudié, notamment en ce qui concerne leur capacité à stocker le carbone dans les rhizomes et les racines (la pompe océanique biologique du carbone). Certaines prairies ont d’ailleurs une meilleurs capacité de séquestration du carbone que les forêts tropicales !

Pendant de nombreuses années il a été ardu de connaître les superficies occupées par ces prairies marines du fait de la difficulté de réaliser des observations directes à grande échelle sur le fonds des océans. Depuis une vingtaine d’années les techniques de cartographie des fonds marins se sont grandement améliorées et ont gagné en précision et en résolution. Elle utilisent un large panel de techniques d’analyse (intelligence artificielle, classification sur image) et d’engins d’acquisition (satellites, avions, lidar, sonar).

Quand les requins deviennent cameramans

Connaître plus précisément la superficie occupée par l’un des plus grands herbiers sous-marin du monde situé aux Bahamas était l’objectif de Austin J. Gallagher et de ses collaborateurs. Cette équipe internationale de chercheurs disposait de précédentes cartographies prospectives. Elle avait également à sa disposition des images satellitaires précises de la zones d’étude. Il lui manquait cependant une élément essentiel : la capacité de réaliser des observations sous-marines visuelles sur une surface de 112 537 km² (la même que le Honduras) !

Le choix de l’équipe s’est porté sur une espèce voyageuse bien connues aux Bahamas : le requin tigre (Galeocerdo cuvier). Quinze requins ont ainsi été équipés de caméras et de balises satellite (7 requins avec des caméras et 8 avec des balises) pour réaliser des observations (ou « vérité terrain ») des prairies sous-marines.

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Cameraman malgré lui et le héro de cette étude : le requin tigre ( Galeocerdo cuvier). Photo : Arnaud Abadie.

Les résultats sont plus que concluants. Les requins tigre équipés de caméras ont parcouru 56 km par jour en moyenne et ont passé plus de 70 % de leur temps au dessus de prairies sous-marines. Ils ont notamment permis de déterminer que la superficie de la prairie étaient bien supérieure à celle estimée par les études précédentes. Ces premiers résultats ont été le déclencheur pour une étude plus approfondie de cet herbier.

Cartographier l’herbier

Afin de dresser une cartographie précise de la prairie, les scientifiques ont réalisé 2542 observations pour apprécier la présence/absence de plantes marines et la densité de l’herbier. La composition des herbiers a de la sorte pu être connue. Ils pouvent être formés par plusieurs espèces de plantes. Il en ressort que les prairies les plus denses sont formées par Thalassia testudinum avec minoritairement Halodule wrightii et Syringodium filiforme. Les herbiers les moins denses sont constitués de Halophila decipiens et Halodule wrightii. En complément, 21 carottages de sédiment ont été prélevés pour déterminer la capacité de stockage du carbone de la prairie.

Ces observations ont été utilisées pour affiner les cartographies réalisées à partir d’images satellitaires. Verdict : la super prairie des Bahamas occupe au minimum une surface de 66 000 km² (la taille du Sri Lanka). Sa surface maximum serait même de 92 000 km² (la surface du Portugal) ! Ce chiffre à lui seul augmente de 41 % la surface connue des herbiers sous-marins dans le monde. Il la porte ainsi à 227 287 km².

La trajectoire des requins tigre équipés de balises GPS et la cartographie des prairies sous-marines (en vert). Source : Gallagher et al., 2022.

Implications pour le stockage du carbone

L’évaluation de la superficie, combinée avec l’analyse des sédiments, a permis de mesurer la quantité de carbone stockée dans le sol des herbiers. Elle est comprise entre 460 000 000 et 630 000 000 de tonnes de carbone organique. Les prairies des Bahamas pourraient représenter 19 à 26 % du carbone séquestré par les herbiers marins dans le monde !

Ces résultats sur la capacité de stockage du carbone par les plantes sont mis en perspectives avec le changement climatique. L’augmentation de la fréquence et de l’intensité des cyclones de la région peuvent notamment impacter leur développement. Les chercheurs mettent également en avant la nécessité de protéger ces prairies des pressions humaines qui menacent leur état écologique. C’est le cas du minage d’aragonite, du dragage et du clapage de sédiments ainsi que du développement urbain du littoral.


Référence : Gallagher, A.J., Brownscombe, J.W., Alsudairy, N.A. et al. Tiger sharks support the characterization of the world’s largest seagrass ecosystem. Nat Commun 13, 6328 (2022). https://www.nature.com/articles/s41467-022-33926-1


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