Des lacs dans les profondeurs de l’océan

Dans les profondeurs des océans existent des lacs constitués d’eau marine sursalées très dense qui contiennent de grandes concentrations d’acide sulfurique. Ce mélange qui peut sembler toxique abrite cependant des formes de vie parfaitement adaptées à cet environnement extrême. Venez avec moi dans les fonds marins les plus sombres pour découvrir tout un écosystème digne des plus grands films de science-fiction !

Les profondeurs océaniques et leurs secrets

L’océan profond. Un monde sans lumière situé à des centaines voire des milliers de mètres sous la surface des océans. Des plaines sans fin vouées à disparaître dans la fournaise du manteau terrestre à l’aboutissement du lent processus de la subduction1. Dans notre imaginaire les profondeurs océaniques sont un endroit sombre, froid et sans vie.

Deux de ces trois assertions sont vraies. Au-delà de 200 m de profondeur plus aucune lumière n’est présente dans la colonne d’eau (limite de la zone dite « photique »).A partir de 700 mètres de profondeur la température n’est plus que de 10 °C. A 2 000 mètres seulement de 4°C.

Au-delà c’est le commencement des abysses (à partir de 2 000 mètres de profondeur). L’obscurité y est totale. La température moyenne tourne autour de 2 °C à partir de 3 000 m. L’océan profond est donc bien froid.

Les différents types de reliefs océaniques. Les abysses débutent à 2 000 mètres de profondeur. Illustration : Arnaud Abadie.

De la vie à tous les étages

La troisième affirmation de notre imaginaire est cependant fausse. Il y a de la vie dans les profondeurs, même sans lumière. Et pas qu’un peu ! Malgré la pression et l’obscurité, le Vivant occupe tous les étages des milliers de mètres d’eau qui recouvrent le fond des mers. Les organismes dits pélagiques habitent la colonne d’eau tandis que ceux dits benthiques préfèrent vivre à proximité du fond. Parmi les habitants remarquables des profondeurs se trouvent les baudroies, les poulpes du genre Grimpoteuthis ou les vers tubicoles géants (Riftia pachyptila) présents sur les sources hydrothermales des dorsales océaniques.

Cette baudroie abyssale (Caulophryne pelagica) est une espèce pélagique qui attire des organismes plus petits avec son leurre lumineux pour s’en nourrir. Photo : D. Shale.
Le poulpe Dumbo (du genre Grimpoteuthis) doit son nom à sa ressemblance avec le célèbre éléphant de Disney. Il vit entre 500 mètres et 4 000 mètres de profondeur. Photo : NOAA.
Des vers tubicoles géants (Riftia pachyptila) près d’une source hydrothermale à 2 500 mètres de profondeur dans les Galapagos. Photo : NOAA.

Dans la colonne d’eau et sur le fond c’est tout un réseau trophique (une chaîne alimentaire) qui se met en place. A la base se trouve la matière organique en décomposition qui coule vers les abysses depuis les couches supérieures de l’océan. Il s’agit principalement des restes d’animaux et de végétaux marins. Ces débris peuvent être de toutes les tailles : du phytoplancton microscopique jusqu’au cadavre de baleine.

Des myxines finissent de nettoyer la carcasse d’une baleine grise. Pour les plus gros spécimens de baleine la décomposition complète peut prendre jusqu’à 100 ans. Photo : NOAA.

Bien que les espèces profondes soient très diversifiées, leur densité reste globalement très faible à l’échelle des vastes étendues océaniques. Cependant, certains sites du plancher océanique concentrent les organismes marins abyssaux benthiques tels des oasis dans le désert. Parmi ces havres de vie les plus connus il y a les dorsales océaniques. Ces volcans sous-marins sont sources de sulfures, un élément à la base de tout un écosystème.

Moins spectaculaires et plus confidentiels il y a les lacs de saumure (brine pool en anglais).

De drôles de lacs…

Oui vous avez bien compris. Il existe des lacs… sous l’eau ! Ce sont des dépressions dans les fonds marins remplies d’une eau sursalée. Cette saumure peut avoir plusieurs origines.

Au hautes latitudes (au-dessus des cercles polaires) la saumure a pour origine le gèle de l’eau de mer. Les cristaux de sel sont ainsi expulsés de la glace et du sédimentent dans le fond de l’océan et s’accumulent dans les dépressions du relief. Si la tranquillité de l’eau n’est pas perturbée par des courants, le lac de saumure perdure et devient anoxique2 quelques semaines seulement après sa formation.

Une spirale de saumure gelée se déverse sur le fond en Antarctique. En anglais ce phénomène est appelé « Icy finger of death » ou doigt glacial de la mort en bon français. Photo : BBC.

Pour ce qui est des lacs de saumure des profondeurs (plusieurs centaines à plusieurs milliers de mètres de profondeur) c’est une autre histoire. Ils ont pour origine une infiltration de sel depuis le plancher océanique. Cette importante quantité de sel stockée dans le sédiment est le fruit de l’évaporation de l’eau de mer à une époque où cette partie de l’océan était émergée. C’est par exemple le cas des lacs sous-marins du golfe du Mexique qui au Jurassique (il y a environ 175 millions d’années) étaient constitués d’étendues salées à l’air libre.

Plusieurs lacs de saumure dans le fond du golfe du Mexique photographiés en 2010 durant l’expédition Lophelia II. Photo : NOAA.

Cette saumure a une densité plus élevée que l’eau qui l’entoure ce qui en fait une masse d’eau aux propriétés physico-chimiques distinctes. Tout d’abord la température de la saumure est bien supérieur à celle de la masse d’eau adjacente. Par exemple elle atteint 68 °C dans les lac de la mer Rouge situés à plus de 2 000 mètres de profondeur.

Cependant il n’y a pas que la température de ces lacs qui est exceptionnelle. La salinité notamment peut aller jusqu’à 60 alors que la salinité moyenne de l’océan est de 35. Quant au pH il frôle la valeur de 7 qui est la limite de l’acidité (le pH moyen de l’océan est de 8,25). Enfin l’oxygène est presque totalement absent de la saumure.

Cartographie d’un lac de saumure profond dans le golfe du Mexique. Brine = saumure. Mussel bed = banc de moules. Normal mud bottom = fond vaseux normal. Photo : NOAA.

Dans ces conditions, la vie marine telle que nous nous la représentons ne devrait pas pouvoir survivre et encore moins s’y épanouir. Vous allez voir dans la suite que c’est tout le contraire.

…et une vie encore plus étrange

Les paramètres physico-chimiques plus que mortifères pour le Vivant laisseraient penser qu’il est impossible que la vie puisse s’y développer. Il y a cependant une nuance importante à apporter à cette assertion : seuls les organismes vivants basés sur l’utilisation de l’oxygène ne pourrait pas s’y épanouir. Certains systèmes vivants utilisent la biochimie du soufre et non l’oxygène. Et ça tombe bien car les composés soufrés ce n’est pas ce qui manque dans les lacs de saumure !

Il ne faut cependant pas s’attendre à croiser de grands animaux au cœur de ces eaux particulières. Nous parlons ici de micro-organismes unicellulaires : des bactéries et des archées. Avec les eucaryotes ils forment les trois grands groupes de l’arbre du Vivant. Dans les lacs de saumure de la Mer Rouge ce sont jusqu’à 53 000 espèces qui ont été recensées (légèrement plus d’espèces d’archées que de bactéries) !

Exemple d’archées (des organismes unicellulaires microscopiques) capables de vivre dans des milieux saturés en sels dissous comme les lacs profonds de saumure. Photo : Maryland Astrobiology Consortium, NASA and STScI.

Si la vie dans la saumure ne se cantonne peut-être qu’aux micro organismes, il en va tout autrement sur les rivages des lacs. Ces zones d’écotone3 accueillent une faune très abondante et diversifiée qui apprécie les conditions chimiques et thermiques particulières aux abords de la saumure. Les plus visibles sont les bancs de moules qui abritent plusieurs espèces de crustacés (crevettes, crabes) et d’échinodermes (ophiures).

Une anguille des profondeurs se déplace dans un banc de moules à proximité d’un lac de saumure dans le golfe de Californie Photo : NOAA.

Au dessus des bancs de moules, des prédateurs (anguilles, chimères) viennent chercher leur pitance dans ces véritables oasis de vie. C’est ainsi une chaîne alimentaire complète qui se développe autour de cette zone morte (mais pas tant que ça). Mais gare aux imprudents qui nagent ou se déplacent dans les eaux ultra salées du lac ! C’est une mort assurée par asphyxie qui les attend…

Le mot de la fin

Des lacs d’eau sous l’eau… qui l’eut cru ! Des lacs hyper salés parfois à plusieurs milliers de mètres de profondeur où à priori rien ne peut vivre. A part des êtres unicellulaires super résistants. Les conditions physico-chimiques de ces étendues de saumure seraient proches de celles de l’océan primordial qui a vu se développer les premières formes de vie il y a presque quatre milliards d’années. Et devinez quoi ? D’après les scientifiques, quels seraient les premières formes de vie sur notre bonne vieille planète bleue ? Des archées et des bactéries justement !

Au-delà de nous renseigner sur le passé lointain du Vivant, l’étude des lacs de saumure nous montre comment la biodiversité peut être foisonnante dans des endroits jugés comme inhospitaliers. Ce sont de parfaits exemples notamment pour nous permettre d’imaginer la vie basée sur le cycle du soufre sur d’autres planètes ou satellites. Quand l’océan nous en apprend plus sur l’espace…

Pour en savoir beaucoup plus

Brooks, J. M., Bright, T. J., Bernard, B. B., & Schwab, C. R. (1979). Chemical aspects of a brine pool at the East Flower Garden bank, northwestern Gulf of Mexico 1. Limnology and Oceanography, 24(4), 735-745.

Siam, R., Mustafa, G. A., Sharaf, H., Moustafa, A., Ramadan, A. R., Antunes, A., … & Dorry, H. E. (2012) Unique prokaryotic consortia in geochemically distinct sediments from Red Sea Atlantis II and discovery deep brine pools.

Herut, B., Rubin-Blum, M., Sisma-Ventura, G., Jacobson, Y., Bialik, O. M., Ozer, T., … & Makovsky, Y. (2022). Discovery and chemical composition of the eastmost deep-sea anoxic brine pools in the Eastern Mediterranean Sea. Frontiers in Marine Science, 9

Un article de vulgarisation sur les abysses de l’aquarium Nausicaà de Boulogne-sur-Mer

https://www.saltworkconsultants.com/life-in-deep-sea-hypersaline-anoxic-lakes-dhals/

Glossaire

1Subduction : un processus géodynamique d’enfoncement d’une plaque tectonique sous une autre plaque de densité plus faible, en général une plaque océanique sous une plaque continentale ou sous une plaque océanique plus récente, dans un contexte de convergence.

2Anoxique : dépourvu d’oxygène.

3Ecotone : une zone de transition écologique entre deux écosystèmes.

L’auteur

Arnaud Abadie est un écologue marin et un photographe subaquatique. Biologiste marin en Méditerranée pendant dix ans, il est désormais chargé d’études milieu marin à l’Agence de l’Eau Artois-Picardie. Arnaud est le fondateur de Sea(e)scape et l’un de ses contributeurs régulier.

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